#rentrée2020 : « Jouer avec les contraintes sanitaires ? Je ne sais pas » (L. Nicolas, Collectif F71)
Par Thomas Corlin | Le | Diffusion, booking
Comment la culture prépare-t-elle sa rentrée 2020 alors que persistent les incertitudes autour de la crise de la Covid-19 ? Culture Matin interroge différents acteurs du secteur au fil de l’été. Aujourd’hui, Lucie Nicolas, metteur en scène du Collectif F71, et contributrice de la carte des initiatives et réflexions « culture et service public » du Collectif 12.
Quels projets de votre compagnie ont été perturbés par la crise sanitaire ?
Des spectacles vont disparaître ou n’auront jamais lieu.
Ma compagnie a annulé une douzaine de dates sur deux spectacles, et une soixantaine d’heures d’intervention artistique. Pour les dates, on essaye de tout reporter mais c’est plus ou moins facile de l’obtenir selon les lieux, notamment pour les théâtres municipaux. Certaines municipalités n’ont pas fait le choix de soutenir la culture et certains théâtres sont très impactés, voire ont pris la décision de fermer jusqu’en décembre. Pour l’intervention artistique, c’est encore très hypothétique en fonction de la rentrée.
On devait créer en novembre un nouveau spectacle, Le Dernier Voyage (AQUARIUS), sur le navire de sauvetage en mer du même nom. Les résidences devaient avoir lieu pendant et après le confinement. On s’est beaucoup interrogées sur la faisabilité, et même la pertinence de maintenir ce projet dans ce climat d’incertitude où nous étions, avec également des subventions qui n’étaient plus garanties. Nos partenaires et coproducteurs déjà engagés nous ont assuré de leur soutien, nous avons donc décidé de le reporter d’un an. Mais tout ceci a engendré un énorme travail supplémentaire en administration.
La logistique très complexe autour des reports nous a rappelé la rigidité et l’interdépendance de l’éco-système du spectacle vivant. Un effet domino s’est enclenché dès la suspension de l’activité. Les calendriers des équipes et des lieux sont tous imbriqués de manière très anticipée. L’impact de quelques mois de perturbations se fait sentir sur au moins 2 ou 3 saisons, ça pose question.
Quant au décalage des créations, on s’estime très chanceuses. Nécessairement, des spectacles vont disparaître ou ne verrons jamais le jour. Des créations ont été annulées. Le secteur risque de vivre sur des spectacles anciennement créés pendant un moment et connaitre un embouteillage. Dernièrement, j’avais même des scrupules à contacter des lieux pour leur proposer de collaborer sur un spectacle, ou pour le faire tourner, ça me semblait inapproprié.
En termes pratiques et artistiques, qu’avez-vous tenté pour répondre à la situation ?
On a réfléchi à transformer un de nos spectacles, Noire, en une forme radiophonique par exemple, mais il n’est pas fait pour ça. À l’ECAM, au Kremlin-Bicêtre, des compagnies ont testé des versions « corona-compatibles » de leurs spectacles. C’était parfois étonnant, ça a donné lieu à des idées poétiques, mais ça racontait une impossibilité, et non plus ce que racontait leur spectacle à la base.
Après, cet épisode a le mérite de mettre en avant des petites formes théâtrales pour un public très réduit, qui étaient souvent regardées avec dédain, ou écartées parce que non rentables. On voit d’ailleurs que ce sont les lieux avec les plus grandes salles et les plus hauts gradins qui sont les plus vulnérables dans cette crise, puisqu’ils reposent sur le rendement des représentations. Il faut sortir le spectacle de cette pression du chiffre qui nous vient d’en haut et remettre l’art au centre de la société, comme vital.
Vous contribuez à des groupes de réflexion sur la culture et le service public, dont certains pré-existaient au confinement et d’autres sont nés pendant. Sur quoi portaient-ils et qu’est-ce qui en a émergé ?
A la MC93 (Bobigny), sept artistes femmes ont engagé une conversation sur la notion de service public dans la culture. À l'ECAM (Kremlin-Bicêtre), un groupe de réflexion s’interroge sur le rapport à la jeunesse, sur l’action artistique, les contraintes sanitaires et la sortie de l’isolement. Enfin, à l'Empreinte (Brive et Tulle), un autre groupe est parti du questionnaire du philosophe Bruno Latour sur nos pratiques, nos manques et nos envies depuis le confinement. Au Collectif 12, de nombreuses compagnies se sont lancées dans le Plein Eté, une programmation collective liant théorie et pratique, labos et ateliers pour tous.
ll est aujourd’hui plus stratégique de lancer un nouveau spectacle que de continuer à travailler et tourner un ancien.
Dans ces discussions, on s’est interrogés sur énormément de choses. D’abord sur le rythme des créations, souvent effréné. Dans un premier temps, bien sûr, il s’agissait d’entraide en période de crise, de défendre le renouvellement des droits des intermittents et précaires, d’aider ceux qui se sont vus refuser le chômage partiel. Les équipes administratives des compagnies ont beaucoup échangé pour éviter le burn out. Aussi, on a pu voir des chargé.e.s de développement des publics s’exprimer sur leur souffrance à devoir endosser un rôle coercitif pour faire respecter les contraintes sanitaires.
Au delà de ça, des débats se sont engagés sur le fonctionnement de nos métiers. Par exemple, il est aujourd’hui plus facile de lancer un nouveau spectacle que de continuer à travailler et faire tourner un ancien, c’est à questionner. On s’interroge aussi sur notre rapport aux tutelles, à l’heure où l’on peut craindre qu’elles remettent en cause leur soutien si les lieux sont contraints à ne recevoir que très peu de public.
Ces réunions vont devenir pérennes pour la plupart, voire intégrer les projets de certains des lieux concernés. Et elles ont aussi permis à beaucoup de personnes de se rencontrer, de parler, de retrouver de l’horizontalité.
Comment abordez-vous la reprise des activités de votre compagnie ?
Nous avons des dates à faire en Martinique en décembre, j’en suis ravie, mais je n’y croirai que lorsque je serai dans l’avion ! Je ne sais pas non plus si j’accepterai de jouer selon les contraintes sanitaires. Quoiqu’il en soit, on fait comme si tout allait avoir lieu normalement.
La période pousse chacun à projeter des fantasmes optimistes ou pessimistes, alors que nous n’avons aucun terrain fiable sur lequel ne poser.