Guerre en Ukraine : à quel prix le théâtre Toursky a-t-il annulé son 26e Festival Russe ?
Par Thomas Corlin | Le | Diffusion, booking
À Marseille (Bouches-du-Rhône), le Théâtre Toursky a renoncé à son 26e Festival Russe (à un spectacle près), par crainte de représailles dans le contexte du conflit ukrainien. Son directeur, Richard Martin, et son assistante à la programmation, Emmanuelle Madar, décrivent ce qui a motivé cette décision.
Comment s’est prise la décision d’annuler votre 26e Festival Russe ?
J’ai d’abord cru que le courage consistait à maintenir cette programmation et à ne pas pénaliser des artistes russes qui ne sont pas responsables de cette situation, et ne devraient pas l’être au seul titre d’être nés dans ce pays. Mon parcours seul suffit à exprimer ma position sur la guerre, et mon attachement au théâtre comme outil de résistance. J’ai de bons rapports avec le Théâtre des Jeunes de Saint-Pétersbourg, un équipement d’état où j’ai donné des masterclasses et mis en scène un spectacle. Mes amis russes là-bas sont désemparés par la situation qui se présente à eux.
Je ne pense pas que quiconque nous mette le feu pour Boulgakov.
J’ai d’abord cherché à être plus subtil, envisager la manifestation sans ses moments festifs par exemple - il était impensable d’imaginer des soirées arrosées à la vodka. Puis j’ai compris que le contexte était trop délicat, et ne me laissait pas vraiment le choix. Certains coups de téléphone m’ont fait comprendre que j’avais une drôle d’idée de faire ce festival dans ce contexte, et je n’ai pas voulu prendre de risque. Lors de la guerre en Tchétchénie, un rassemblement devant le théâtre, pendant le Festival Russe, m’avait clairement accusé d’être un nazi, et je m’en suis souvenu.
Le public n’aurait pas compris que le festival soit maintenu, j’ai donc annulé, en conservant un seul spectacle, Le Maître et la Marguerite - l’auteur du texte est ukrainien d’origine, je ne pense pas que quiconque nous mette le feu pour Boulgakov. Il est difficile de dire si c’est un geste de courage ou de faiblesse. Il est désormais interprété comme la marque d’un soutien à l’Ukraine - tant mieux.
Quelle est la taille du festival ?
Il s’agissait de cinq spectacles et de sept représentations, dix séances de cinéma, sept cabarets et deux séances scolaires. Certains spectacles reposent sur une assez grosse production, mais nous avons toujours bénéficié d’arrangements du fait de notre complicité avec ces compagnies - nous ne pourrions pas les programmer autrement. Le budget que nécessiterait normalement ce festival représente celui de la totalité de notre théâtre.
Comment portez-vous les conséquences logistiques et administratives de cette annulation ?
Les compagnies sont pour l’instant assez blessées, mais comprennent bien la situation. C’est une décision déchirante en raison de mon amitié pour ces artistes.
Les cachets n’étaient pas encore payés aux artistes et il n’y aura pas de remboursement. Certains artistes avaient pris leur billet d’avion à leur frais. Les frais engagés de notre côté ou du leur sont donc perdus. Il s’agissait parfois déjà de reports dus au covid. Les pertes financières ne sont pour l’instant pas encore évaluables. Il faudra également étudier la possibilité d’une compensation de la part du Ministère de la Culture, pour cas de force majeure comme lors de la pandémie, mais cela reste tout à fait hypothétique pour l’instant. Nos soutiens financiers sur l’événement sont la Ville de Marseille pour les transports sur le territoire, et la Région et le Département en tant que partenaires sur la programmation générale du théâtre.
1 200 billets avaient été vendus, et nous comptions une centaine de réservations supplémentaires. Nous procédons comme lors du covid : remboursement ou avoir valable une douzaine de mois. Le public réagit diversement, il est trop tôt pour savoir s’ils privilégie l’une ou l’autre solution.
Les reports ne sont pas envisageables tant que la Russie sera en guerre, mais le Théâtre Toursky continuera néanmoins à tisser des liens avec les artistes russes et ukrainiens.
Quelle a été la réaction des compagnies ?
Elles me connaissent, elles sont pour l’instant assez blessées, mais comprennent bien la situation. C’est une décision déchirante à prendre, notamment en raison de mon amitié pour ces artistes. Qu’est-ce qu’agir en toute intelligence dans ce type de situation ? Comment s’assurer de maintenir son lieu en sécurité ? J’ai créé le festival il y a vingt-six ans en découvrant en Égypte une troupe de théâtre expérimental russe à l’époque où les artistes du pays étaient tous bâillonnés. Il n’est pas né d’une institution, mais il né de l’amour.
Le Théâtre Toursky en bref
• Le Théâtre Toursky est la compagnie du metteur en scène et comédien Richard Martin (fondée en 1970) et le lieu qui l’abrite, depuis 1971, dans le quartier Saint-Mauront à Marseille (Bouches-du-Rhône).
• Doté de deux salles de spectacle (732 et 140 places), le lieu propose également une programmation artistique pluridisciplinaire (théâtre, musique, danse). Enfin, des ateliers de théâtre à destination de jeunes comédiens, comédiens confirmés ou amateurs y sont organisés.
• Le Théâtre Toursky accueille régulièrement des artistes français et étrangers pour des temps de résidence et de création.